Carrières : Vivre des missions éphémères
Dominique Bellos
Interview du 11 mars 2020, HEC Alumni
Interview faite dans le cadre Podcasts Carrières : vivre des missions éphémères, choisir son patron, de consultant à DRH…
Bienvenue dans les podcasts HEC Alumni du Club consulting and coaching dédié à la carrière. Je suis Grégory Le Roy et j’interviewe aujourd’hui Dominique Bellos qui a été DRH puis Directrice de la formation d’Hutchinson et qui, à 70 ans vient de quitter ses fonctions de cette filiale de Total pour lancer un autre pan de sa carrière.
Grégoire Le Roy :Quel est le conseil, au plus près de qui tu es, que tu as envie de partager avec les personnes qui veulent vivre et décider pleinement de leur vie professionnelle ?
Dominique Bellos : Prendre le temps de vivre, ce qui suppose bien le gérer, et prendre sa vie dans sa globalité pour, au sein de cette vie, affiner son projet professionnel. Ne pas faire l’inverse.
GLR :Je t’ai posé la question : au sein d’Hutchinson, qui te succède ? Tu m’as regardé et tu m’as dit : « Tiens c’est une question que je ne trouve pas particulièrement pertinente ». Est-ce que tu peux partager avec nous pourquoi cela ?
B : Et bien oui, alors ce n’est pas compliqué. En fait, c’est très rare, mais qui me succède, personne. Alors on peut se dire « Chouette ! Je suis irremplaçable ! ». Non, ce n’est pas ça l’histoire. En fait le poste qui m’a été confié par mon Président, après celui des ressources humaines, a été la Direction de la formation. Cette direction n’existait pas en tant que telle puisque la centaine de sites industriels avaient, au niveau des sites, leur propre RH et leur propre Direction de la formation. Mais au niveau de la formation des cadres dirigeants chez Hutchinson, cela n’existait pas. J’ai eu donc le plaisir de pouvoir la prendre en main avec, entre autres, l’École de Management Hutchinson. On savait alors avec mon Président, quand on a créé ce poste, qu’il serait éphémère. Les missions que j’avais jusqu’au 31 décembre, je les ai transmises à 2 autres collègues qui sont, l’un dans les Ressources Humaines, l’autre dans l’événementiel. S’ajoute aussi la présidence du Syndicat du caoutchouc que j’ai transmise à un troisième collègue Hutchinsonien. Ce côté éphémère est tout à fait dans l’air du temps. On a besoin de ressources à l’instant T. Quelles qu’elles soient. Tous les projets sont de haut niveau, les enjeux plus ou moins importants, il faut être sûr que les ressources qu’on y met soient dans les bonnes mains. Une fois que cette mission est réalisée jusqu’à une certaine étape, ce sont d’autres dans d’autres secteurs qui prennent le relai et c’est, à nouveau, éphémère pour eux. Ils passeront le relai à leur tour, ou pas si le projet est arrêté. Quand le projet est terminé, on passe à autre chose. C’est une notion de projet de chantier et, c’est tout à fait dans l’air du temps. Donc voilà, le côté éphémère. Personne ne me remplace, et c’est génial. .
GLR :Quand je t’ai posé la question de quel conseil tu pourrais donner aux camarades HEC dans le domaine de la carrière, tu m’as dit qu’il était important de se détacher du titre, de la fonction, car on est plutôt dans une logique de mission. Est-ce que tu veux bien préciser cela ?
B : Avec grand plaisir. Pour être très honnête, j’ai été la première à être attachée à mes titres, à ma carte de visite, à la voiture de fonction, au bureau. J’ai connu ça et je comprends qu’on ait envie de ça. Force m’est de constater, certainement l’âge aidant, que ce n’est pas le plus important. Loin s’en faut. Parfois, ce sont des handicaps. En se cramponnant à cela, on en oublie parfois l’essentiel. Si on veut vraiment être disponible, pour tout le monde, pour sa propre hiérarchie, pour ses collègues et, par dessus tout, pour ses équipes, il faut se détacher de cela. Peut-être ai-je eu plus de facilités, car à la base je suis autodidacte. Et, parfois, il fallait que je me rappelle : « Attends ! N’oublie pas, tu es Directrice générale ! ». Je devais me le remémorer. Chacun a sa place. Certains sont opérateurs sur leur machine, ils ont la même utilité que moi, chacun son rôle, chacun son importance, chacun son utilité. Pour être proche de tous ses collaborateurs et mettre les mains dans le moteur – étant dans le monde automobile, cette image a du sens – pour être proche des cadres et des opérateurs, ces derniers étant souvent oubliés, surtout dans des grands groupes comme les nôtres, il faut savoir se souvenir de son rôle. Les ouvriers sont bien plus nombreux que les cadres et a fortiori des cadres dirigeants, il faut savoir leur apporter une attention particulière. Il faut savoir être proche, sincère, authentique, et les respecter autrement que comme des simples subordonnés, sans jamais oublier son statut. Eux vont d’abord voir en vous le directeur ou la directrice et c’est là qu’il faut savoir, sans oublier qui on est, le leur faire oublier pour qu’on soit à l’aise ensemble. Et c’est quand on est à l’aise, non pas quand on prend ses aises, quand on est ensemble à l’aise et qu’on peut faire des belles choses. Donc oui, je peux inviter à cela. Pour moi, ceux qui iront dans ce sens, verront un avenir et une carrière meilleurs que d’autres. Parce qu’ils auront démontré qu’ils sont capables de sortir de leur cadre, de ne pas s’offusquer d’être aujourd’hui rattaché au PdG puis demain à un DG, parce que la mission qu’on leur confie le nécessite, et puis de reporter plus tard à nouveau à un PDG. Peu importe, l’essentiel est d’être bien dans sa peau et de ne pas être dans un carcan de codes qui immobilisent un peu trop nos cerveaux. .
GLR :Et justement tu parles de relations, pour toi, elles sont fondamentales. Quelles sont les personnes qui ont profondément influencé ta carrière ?, je crois que tu m’en avais cité quatre.
B : Alors déjà, j’ai une carrière féminine. C’est une carrière de femme que j’ai faite dans un monde industriel et avant tout masculin. Vu sous cet angle, je dois ma carrière à 4 hommes. Les 4 hommes de ma vie. Mon père, ce n’est peut-être pas un scoop, et l’éducation qu’il m’a apportée ainsi qu’à mes frère et sœur, pas de discrimination entre nous trois, mais j’en ai peut-être plus bénéficié, je suis l’ainée. Ma mère y a participé, mais elle est morte assez jeune. La relation entre fille et père on la connait bien. Donc une grande admiration pour mon père et pour l’éducation qu’il m’a donnée qui est le plus beau des cadeaux. Mon mari. Il est Grec, alors de culture hellénique, assez machiste, Il a été le plus grand supporter de ma carrière. Je n’aurais certainement pas pu faire cette carrière, si j’avais été dans une culture très très franco-française, au sein d’ un couple franco-français, ou avec un époux très impliqué dans une carrière très académique. En fait, ce côté nomade, un peu métèque, a certainement contribué à ce que ma carrière puisse s’épanouir. Et puis, les deux derniers hommes de ma vie, ce sont mes deux fistons, deux garçons qui ont toujours été de férus supporters de leur mère, qui ont compris qu’elle serait heureuse si elle travaillait et qu’elle s’éclatait dans son travail. Ce sont les 4 hommes de ma vie. Mais, pour terminer, je dois ma carrière aussi à tous les hommes que j’ai côtoyés qui m’ont permis ça. En fait, je constate, et je travaille beaucoup là-dessus car je suis en train d’écrire un livre qui aborde ce sujet, je n’ai jamais connu le plafond de verre. Dieu sait pourtant si j’avais l’occasion de le connaître, mais jamais, je ne l’ai connu. À la question : « Pourquoi ne l’as-tu jamais connu ? », j’ai la réponse : J’ai adoré ce monde masculin. Je l’ai aimé et de ce fait, je m’y suis trouvée comme un poisson dans l’eau. Je pense que c’est la raison numéro 1 pour laquelle je n’ai pas connu de plafond de verre. .
GLR :Tu parles des personnes importantes dans ta vie, elles vont fortement contribuer à une étape tout aussi importante de ta carrière. Celle où tu es passée de secrétaire de direction à Directrice générale d’une nouvelle PME. À un moment tu as décidé de faire un MBA à HEC, à l’époque, c’était le CPA. Comment ça s’est passé ? Comment tu as décidé ? Et qu’est ce que ça t’a apporté à l’époque ?
B : Je n’avais qu’une maîtrise d’allemand, dont je suis très fière, et je savais pertinemment, particulièrement en France, que si je n’avais pas le diplôme qui allait avec le titre de Directeur général, en plus en tant que femme – on est dans les années ’90 -, j’aurais beaucoup de mal à me retrouver à une position à laquelle j’aspirais. Je me suis rappelée de ce CPA qu’avait fait le patron de l’entreprise dans laquelle j’étais rentrée 17 ans plus tôt comme secrétaire. J’ai tapé sa thèse, cela m’avait donné envie. Je me suis dit qu’un jour je ferai le CPA. L’occasion est alors arrivée. J’ai dit à mon époux : « Qu’en penses-tu ?… si on se payait le CPA ? ». Tu dois être étonné quand je dis « si on se payait », mais parce, pour moi, il était hors de question que ce soit une entreprise qui me le finance. Je savais que ça valait très cher et que, s’il fallait prendre cette décision, c’était au niveau conjugal et familial. Conjugal pour se dire qu’est-ce qu’on y investit, familial parce que, pendant trois mois, j’allais être à Jouy-en-Josas, pendant trois mois, je ne verrai quasiment pas mes enfants ni mon mari et que c’était lui qui allait prendre la relève pour les deux garçons, l’un entrant en sixième, l’autre en seconde. C’était quand même un sacré sacrifice, financier, d’amour, etc. Donc il fallait une décision, on l’a prise ensemble et… « On y va, tu le fais ». .
GLR :Nous avons parlé de moments de vie, nous avons parlé d’ascension et d’absence de plafond de verre. Il y a un sujet que nous évoquions en préparant cette interview, cela est évoqué dans l’interview d’Andreu Solé, il s’agit du fait qu’une des peurs fondamentales est celle du fait du chômage, de devenir sdf, avec des statistiques entre 82 et 85%. Et tu m’as regardé, n’étant pas étonnée, et tu m’as dit : « tu sais, j’ai connu à plusieurs reprises le chômage et j’ai pris conscience de… ». Est-ce que tu veux bien me dire de quoi tu as pris conscience ?
B : J’ai connu deux fois le chômage, d’origine économique. La première fois, cela a été assez long. La deuxième fois, je me suis promise de ne pas le connaitre longtemps et j’ai réussi ce pari. En passant, je dois dire que c’est en faisant l’AVARAP, au CPA, que des collègues m’ont dit que je pouvais rentrer dans un grand groupe. Je leur dois d’avoir répondu à Hutchinson, venant d’une culture très PME avec une personnalité féminine affirmée, je ne me pensais pas ni ne me voyais dans des grands groupes très politiques, très policés… Ce n’était pas pour moi. Ils m’ont ouvert une porte en me disant : « Si, tu peux tomber dans des divisions qui sont de très grandes PME » et ça a été le cas. Donc, encore merci à mes collègues du CPA. Je reviens à la question. Effectivement quand on connait le chômage et que l’on a de surcroît des personnes à charge, il y a une prise de conscience. Si l’on est seul, c’est un petit peu différent, ce n’est pas bon, c’est dramatique, mais on est le seul engagé. Quand on est avec une famille, des enfants, je te confirme que d’un coup, l’équilibre financier en prend un coup, le moral en prend un coup et tu flirtes vite avec cet équilibre fragile. On ne s’en rend pas compte, quand la santé est là, quand l’amour conjugal est là, quand les enfants vont bien, quand tu as un job, quand tu as… ça semble tellement naturel. Mais quand d’un seul coup, une partie de cet édifice s’ébranle, si tu as un peu de réalisme, et non un optimisme béat, tu te dis « waouh, attention, le précipice n’est peut-être pas encore là, je ne suis pas encore à côté, mais il peut se présenter très vite ». Et à ce moment là, on a très vite fait de se dire que si on n’a plus les moyens de payer le loyer… on peut très vite tomber dans une sphère négative, voire se retrouver sdf. Pour ne rien te cacher, j’ai des collègues CPA qui se sont retrouvés dans des situations similaires. Ils avaient à l’époque des postes plus élevés que moi. J’entends encore un collègue CPA me dire : « Dominique, je n’ai pas osé dire à ma femme que j’étais au chômage, je fais semblant tous les matins de me lever, parce qu’elle ne comprendrait pas que je ne peux plus payer la danse de ma fille ni le cheval de mon fils et, je suis en train de réaliser que je suis le banquier de la famille ». Il était d’une tristesse quand il m’a dit ça. Hélas, il est mort quelques mois plus tard d’un cancer et je pense, très sincèrement, que ce spectacle qu’il avait sous les yeux a aussi ébranlé sa santé. Mon livre, dont j’ai parlé et qui s’apprête à sortir, aborde ce sujet, il n’exagère pas. En revanche, soyons très optimistes, on peut éviter d’en arriver là. On peut l’éviter. .
GLR :C’est la question que j’allais te poser. Tu me disais qu’un biais pouvait rapidement s’insinuer dans le cerveau et dans le cœur d’une personne, celui de se dire : « Mince, j’ai un problème avec mon patron », ou « Il y a un problème avec le projet » et, ce précipice que tu évoques peut vite devenir quelque chose qu’on a dans le champ de vision. Qu’est-ce que tu as fait à ce moment là ? et quels sont les conseils que tu peux donner ? .
DB : Déjà, je dirais, que nos univers de cades dirigeants ne sont pas armés pour affronter cette situation. Ce n’est pas le cas du milieu ouvrier, confronté à des problématiques plus quotidiennes et plus « pratico-pratiques » et plus apte à l’affronter. En deuxième lieu, dans ces cercles de cadres dirigeants, et plus encore dans les grandes structures, on n’ose pas, on aime être policé, on aime être les meilleurs… Donc, comment anticiper ? Dès qu’on sent qu’une relation est en train de se ternir, pour une raison ou pour une autre, et quand on pense : « je pense qu’il pense que… », Stop, on arrête ! On va aller poser la question directement à son patron ou à celui dont on dépend. « Chef, j’ai l’impression qu’actuellement, on est plus sur la même longueur d’onde ». Dans bien des cas, il ne va pas s’attendre à cette question, parce que, il aurait préféré que ce soit lui été qui aille te voir en disant « dis-donc, ça ne va plus actuellement ». Pourquoi attendre ce moment là ? Quand on est assez pertinent, quand on a fait des tas d’études et qu’on a le cerveau bien fait, on les sent ces choses là… Le problème c’est qu’on attend ! « Oh non, mais, comment, je ne peux pas lui dire ça… » Eh bien si, pourquoi tu ne peux pas lui dire…? Pourquoi, tu ne peux pas l’admettre ? Vas-y! frappe et dit : « J’ai besoin de parler 5 minutes avec vous… – Pourquoi ? – Pour parler de moi… – Pourquoi ? – Parce que j’ai l’impression qu’actuellement ce que je suis en train de faire, ça n’a pas l’air de vous satisfaire et vous avez certainement raison mais je n’ai pas encore complètement compris pourquoi. ». Quel risque prend-il ? Que l’autre dise, « Je n’ai pas le temps de vous recevoir », c’est déjà une réponse qui met en alerte : « Tu n’as pas le temps de me recevoir ? je vais commencer à penser ailleurs… », parce qu’à ce niveau là, on anticipe le plan B, ce n’est peut-être pas utile mais on va l’anticiper. Mais à l’inverse, l’autre peut dire : « Assieds-toi, je peux prendre ces 5 minutes, parce que le sujet a l’air sérieux et tu as raison, il faut qu’on en parle », ce n’est plus du tout la même relation. Donc je dirais, qu’il y a des situations où l’on peut largement anticiper. Il y en a d’autres hélas où on les subit. Quand d’un seul coup, il est décidé de restructurer et qu’il faut supprimer N postes et que l’on est dedans, pas en tant qu’individu, mais que son poste est concerné, on est devant le fait accompli. Je pense que là, il n’y a pas d’autre solution que de se dire : « Ok, je vais donc me retrouver en recherche d’emploi. Je vais donc me retrouver avec ce statut qu’on appelle : chômeur, plus court sera ce temps là, mieux ce sera ». Et je remets en route tous les neurones au service du produit que je représente, au service de l’étude de marché que je vais devoir faire – si j’ai un peu anticipé, je l’ai faite un peu en amont –, au service de mon réseau pour mettre en route tout ce qui va faire en sorte que, dans le délai le plus court possible, je retrouve la situation dans laquelle je veux me trouver. Et, peut-être est-ce également une bonne opportunité de faire autre chose. .
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